Fondé en 1993, ce groupe rouennais rencontre un succès phénoménal au Japon. Par contre, en France, il est considéré comme marginal. Peut-être parce que les chansons sont interprétées dans la langue de Shakespeare. Ou que leur musique n’accroche pas le public hexagonal. Pourtant, le combo ne manque pas de talent. Et puis, au fil des albums, il n’hésite pas à se remettre en question. Avant de se produire en concert à la Maison de la Culture de Tournai, Xavier Boyer, parfois rejoint par ses acolytes, nous a accordé cette longue interview…
Tahiti 80 pratiquerait de la pop moderne traditionnelle. C’est ce que mentionnait un article, paru dans un magazine de presse musicale spécialisée. Partagez-vous ce point de vue ?
(Cacophonie ambiante) Ce n’est certainement pas ce qu’on a pu déclarer. En outre, ca ne veut rien dire du tout. Donc…
Oui, il me semble !
On a toujours beaucoup écouté les artistes issus des sixties. C’est la source d’inspiration basique de notre son. Des sixties, mais aussi des seventies. Parce qu’il existait une approche dans l’écriture des morceaux qui a peut-être un peu disparu aujourd’hui. Mais on a toujours suivi l’évolution musicale. Tant à travers la musique électronique que noire : la soul, le hip-hop, le dub ou le reggae. Notre objectif était ainsi de mêler tradition et modernisme. Pas de rester bloqué dans le passé ; car si c’est pour refaire ce qui a déjà été fait, ce n’est pas très intéressant. Mais lorsqu’on parvient à combiner des éléments hétérogène, le résultat est généralement original et assez personnel.
Vous appréciez la musique des sixties, et en particulier les Beatles, les Zombies et les Beach Boys. Que vous ont apporté ces groupes sur le plan musical ?
Je pense que les années 60 étaient une époque au cours de laquelle les compositeurs étaient encore capables d’écrire des chansons. Elles recelaient de véritables progressions harmoniques et on pouvait compter jusqu’à 50 accords par morceaux. La totale quoi. Que ce soit au niveau du songwriting, de la performance ou du son, à la fois très intéressant et caractéristique. On osait expérimenter des trucs que personne n’oserait tenter aujourd’hui. Hormis Radiohead, peut-être. Mais c’était plein de charme. Ces artistes étaient alors très, très jeunes et ne prenaient pas trop de recul. C’est absolument la période clé de la musique moderne. Mais également, ils plaçaient chaque fois la barre très haute. Ainsi quand l’un sortait un 45trs, l’autre devait absolument faire mieux. Et puis ils n’hésitaient pas à nous gratifier de singles élaborés qui atteignaient les 6 minutes. C’est la raison pour laquelle on est très branché sur cette époque. On y découvre encore et toujours des idées…
Vous avez déclaré que l’élément le plus important dans votre musique était la voix car elle crée la mélodie des morceaux. N’avez-vous jamais pensé chanter ‘a capella’ ?
Euh… On devrait ! Je pense que c’est une des particularités et un des avantages de l’anglais. La voix occupe une position centrale, tout en s’associant complètement aux autres instruments. Elle devient même instrument tout en véhiculant des idées à travers les paroles. Lorsqu’elles sont exprimées en langue française c’est différent. Le texte prime et surtout on est confronté à certaines contraintes dans le rythme. C’est la raison pour laquelle on a fait ce choix. Cet équilibre nous semblait intéressant et nous permettait de concrétiser nos idées. Maintenant, j’ignore si on va se lancer dans l’a capella. Nous allons encore patienter quelques années, pour laisser passer ce qui est encore une mode. On va attendre un petit peu et lorsque ce sera démodé, on tentera l’exercice de style…
En 1976 paraissait un film de Michel Lang qui s’intitulait ‘A nous les petites anglaises’. Vu votre succès au Japon, n’êtes-vous pas occupés de réaliser une version musicale de ‘A nous les petites Nippones’ ?
Non, non, nous n’avons jamais adopté cet état d’esprit. Nous sommes sérieux. Nous privilégions davantage l’aspect musical que l’attitude rock’n’roll. Nous ne saccageons pas les back-stages. Nous n’avons pas encore cassé de guitare sur scène ; et les groupies, nous les saluons, c’est tout. Nos fans féminines sont très gentilles et nous offrent de petits cadeaux.
Oui mais entrer en concurrence avec Bon Jovi là-bas, est-ce flatteur ou agaçant ?
Nous sommes très contents lorsqu’on parvient à contrecarrer le pouvoir de domination exercé par Bon Jovi. D’autant que ce groupe est absolument affreux. C’est à la fois un rêve et en même temps un objectif pour chaque formation pop, quand tu débutes, de jouer une musique qui te plaît mais en même temps susceptible de plaire au plus grand nombre. C’est le principe même de la musique pop. Les Beatles, par exemple, en constituent l’exemple le plus parfait. En préservant leur intégrité artistique, ils recueillaient un succès commercial énorme. Si à notre échelle on parvient à marcher sur leurs traces dans un pays comme le Japon, c’est plutôt flatteur. Et si on réussit à piquer des fans à Bon Jovi et consorts, c’est encore mieux !
Votre nouvel album est plus black, plus funky, la rythmique davantage mise en avant, la musique me semble plus sensuelle, dansante, parfois même proche d’un certain disco. J’y détecte même un peu l’âme de Prince. Une réaction ?
C’est absolument l’esprit au sein duquel baigne l’album. Entre la sortie du 2ème et 3ème cd, par exemple, le marché nippon nous a sollicités pour réaliser une compilation. On a donc dû sélectionner les morceaux en piochant quelque peu dans le catalogue de notre maison de disques. Mais on a remarqué qu’elle possédait la collection de tous les Stax et Motown. Or nous avons toujours été des mordus de ces labels. Et tout en nous gavant de musique, surtout dansante, à cette époque, on se tapait aussi des DJ sets. Je pense que ces influences ont toujours été présentes dans notre musique. Par exemple, le premier morceau qui nous a lancé, c’est « Heartbeat ». On y retrouvait déjà ce mélange entre rythmique noire et mélodie blanche. Donc pour ce nouvel album, on décidé de se livrer à fond dans ce style, en enlevant un peu de guitare pour disposer tous les éléments rythmiques quasiment au même niveau que les voix. On a voulu enregistrer un album qui corresponde au feeling de l’instant. Pas qui se focalise sur un genre déterminé. Au final, je pense que notre manière d’écrire colle bien à cette orientation rythmique. Et le résultat est différent de tout ce qu’a pu proposer n’importe quel autre groupe jusqu’à ce jour. Et dans le futur, pourquoi pas, nous pourrions intégrer des éléments traditionnels empruntés à la musique brésilienne ou autre…
Vous aimez également Sly Stone et Marvin Gaye, mais également Curtis Mayfield. Etes-vous collectionneurs de vieux vinyles de ces artistes ?
Oui… (rires) Nous disposons tous d’une belle collection de disques du style. On les a dénichés aux Etats-Unis et au Japon. Aux States, parce qu’il y existe le plus grand éventail à des prix concurrentiels et au Japon, car on y dégote les trucs les plus pointus. C’est un peu cher mais en bon état et on a donc pas mal chiné là-bas. On a chiné au Japon (rires).
Par quel hasard avez-vous bénéficié du concours de Neal Pogue et Serban Ghenea ?
Ce sont des choix du cœur que nous avons un peu provoqué, comme la plupart des collaborations décrochées, jusqu’à présent. Deux albums nous ont toujours marqués chez Serban et Neal. Le premier album de N.E.R.D. et celui d’Outkast, notamment la partie d’André 3000. Ce sont des disques qui nous bottent particulièrement, à cause du son, des rythmiques et de cette pulsation très en avant. Mais pas comme du R’n’B trafiqué par des producteurs pour mettre la chanson en retrait. Bref, on est un peu allés au culot et on a foncé tête baissée. C’était nos deux premiers choix. Et lorsqu’on les a contactés on s’est dit que peut-être l’un des deux accepterait de mixer un compo. Mais finalement, ils étaient tous les deux hyper emballés. A un tel point que nous avons dû les départager pour attribuer les morceaux. Par la suite, notre collaboration a été plus étroite avec Neal. Nous avons ainsi parachevé le disque ensemble, au studio. Quelque part c’est aussi assez flatteur de pouvoir bénéficier du concours de telles pointures qui bossent pour des artistes célèbres. Et il est aussi gratifiant de voir de tels personnages être réceptifs à notre musique ; puis qui acceptent de travailler à des prix inférieurs à ceux exigés pour les stars renommées. Mais tout s’est déroulé de manière naturelle…
Et Linda Lewis ?
Pour Linda Lewis, le choix était plutôt marrant, car on avait décrété que si nous devions échanger un duo avec une chanteuse, nous opterions d’abord pour Minnie Riperton et puis Linda. Mais en même temps nous ne savions pas trop nous y prendre pour la contacter. Et puis, c’était un peu con-con de dire ‘on aimerait bien écrire des chansons pour toi ou alors que tu viennes chanter sur notre disque’. En fait, je l’ai rencontrée lors d’une émission de radio en Angleterre, à laquelle elle participait. Donc, j’arrive à l’entrée et je vois son nom sur le registre. Je demande donc à la standardiste si c’est bien la chanteuse Linda Lewis. Mais elle ne la connaissait pas du tout. Quand je suis entré dans le studio, j’ai vu une femme habillée en noir et coiffée d’une coupe afro. C’était bien elle. Lors de l’émission, je suis parvenu à l’impressionner, car je connaissais toute sa carrière. Après cet épisode, on a gardé le contact et on l’a appelé le moment venu. Et ça c’est génial aussi de pouvoir travailler en compagnie d’artistes dont tu apprécies la musique, dont tu es fan.
La mise en forme de votre nouvel album est hyper raffinée, une sensation accentuée par le falsetto des vocaux, un raffinement qui évoque, pour ma part, Todd Rundgren voire Scritti Politti. Qu’en penses-tu ?
Todd Rundgren forcément ; mais Scritti Politti, je connais très, très peu. Quand on a sorti notre premier album, beaucoup de gens nous parlaient de Prefab Sprout, Style Council ou d’autres groupes du style qu’on connaissait vaguement ; mais qui, au final, n’étaient pas du tout des influences pour nous. Mais je pense que par la suite on s’est inscrit dans une lignée de musiciens blancs jouant de la musique noire. Mon objectif n’est pas de parvenir à chanter comme Marvin Gaye, mais de communiquer une émotion. Par exemple, Todd Rundgren c’est vraiment quelqu’un dont on admire la démarche artistique, même s’il s’est parfois planté. Mais au moins, il a été jusqu’au bout de ses idées ! En ce qui concerne le son, tu le trouves très léché. Etonnant, parce que c’est l’album le plus brut qu’on ait enregistré. Il regorge de premières prises. De trouvailles que l’on a conservées. Mais effectivement, on est d’un naturel soigneux. Peut-être que pour le prochain, on effectuera des prises encore plus brutes.
Pourquoi avoir intitulé l’album « Fosbury » ? Etes-vous devenus accros au saut en hauteur ? Ou alors avez-vous voulu vous servir d’une métaphore pour traduire le grand bond que vous tentez de réaliser dans l’évolution de votre musique ?
Nous aimons beaucoup le sport. Et on y a décelé cette portée métaphorique. En fait, nous avons choisi ce titre aussi à cause de son rôle d’outsider, qu’il incarnait à l’époque. Sa technique était unique. Tout le monde le montrait du doigt. Craignant même qu’il mette sa vie en danger. Qu’il se brise la nuque. Mais dans cette histoire, le plus intéressant, c’est qu’au départ, il n’était pas pris au sérieux, mais qu’au final, il a décroché la médaille d’or et récolté les acclamations. Ensuite, il s’est retiré de la compétition et s’est impliqué dans des mouvements pacifiques. En analysant un peu son parcours, on a voulu, en quelque sorte, défendre une ambition musicale. Essayer de convaincre les gens. Ne pas enregistrer le même disque que son voisin. Mélanger des genres qui ne sont pas, à premier abord, compatibles…
Jeanne d’Arc a été brûlée à Rouen ; mais vous chantez quand même dans la langue de Shakespeare. N’avez-vous jamais entendu des voix s’élever pour que vous vous exprimiez dans celle de Molière ?
Un jour, nous participions à une émission sur France Inter. Nous nous produisions en showcase et une vieille dame réagit à l’issue de celui-ci en nous demandant pourquoi on ne chantait pas en français. Guy Carlier lui répond alors que les Zombies n’ont jamais chanté en français. Quand on se rend à l’étranger, il est courant de s’entendre dire que nous pratiquons une musique aux influences américaines et anglaises mais adaptée à la sauce française. Après, je pense que c’est le style qui dicte un peu la langue.
Votre reprise de « So You Want to Be a Rock 'n' Roll Star » des Byrds, vous la jouez encore en live ?
Non, plus aujourd’hui. Mais elle était plus Rock’n’Roll que Star… (rires) On y avait inclus un solo et un intermède psychédélique au beau milieu. Elle ne figure plus à notre répertoire depuis que nous disposons de suffisamment de morceaux personnels. C’est vrai qu’à une certaine époque on interprétait pas mal de reprises. Récemment on s’est quand même attaqué à l’une ou l’autre reprise et notamment une d’Epic Soundtracks.
Votre premier mini-album « Twenty Minutes » est sorti à 536 exemplaires ? Je suppose que vous en avez conservé quelques-uns dans un coffre fort…
J’en ai 3 chez moi. Non je ne dirais pas mon adresse je n’habite pas au ‘bip’. Et en plus on récupéré quelques exemplaires, parce qu’on en avait filé 10, à un copain, qui bossait à la Fnac de Nantes. Il n’en avait vendu que 6 du paquet. Je n’ai par contre pas récupéré l’argent, mais bien les 4 autres Eps en circulation.
Apparemment, vous n’aimez pas les groupes à guitares… Une raison ?
Non, non, j’aime bien les groupes à guitares. Mais c’est comme pour le saxo, je n’aime pas les solos. Ils ont salopé beaucoup de morceaux au cours des dernières années. Par contre, on a toujours détesté la noisy pop. Et un groupe comme My Bloody Valentine. Enfin, pas tout à fait celui-là, car au départ l’idée était intéressante, mais l’armée de suiveurs qui ont pris le train en marche n’a strictement rien apporté. Aujourd’hui, un autre courant refait surface, la ‘New Wave’… On nous a souvent taxés de revivalistes parce qu’on a composé un morceau qui rendait hommage à Ray Davies ; alors que cette démarche nous tenait à cœur. Lorsque certains artistes se mettent à piller les années 80, donc la ‘New Wave’, on n’entend pas beaucoup de voix s’élevant pour clamer que ce n’est pas nouveau ce qu’ils proposent. The Raptures, c’est quand même un bon groupe. Pourtant 20 ans auparavant des formations new-yorkaises pratiquaient déjà cette forme de ‘funk blanc’, mais ils y ont ajouté une voix qui chante comme ça ‘Hwuuuuuuu uuuuuuuh’. Finalement, c’est un peu la même technique que celle utilisée pour le cinéma. On reprend un concept intéressant, mais on le remet au goût du jour.
Phoenix, ce sont des potes à vous ?
On ne les connaît pas du tout. Et ce n’est pas bien. Mais je pense qu’ils ont la même attitude à notre égard. Mais le plus marrant, c’est que nous sommes souvent comparés. C’est sans doute parce que les deux groupes puisent leurs références aux mêmes sources américaines, tout en conservant cet esprit pop/rock français…